Tout à fait. La plasticité culturelle et historique d'un récit est la condition essentielle de sa pérennité. Sans cela, il ne peut devenir un mythe. Il est d'ailleurs intéressant de noter que très tôt, Tolkien a eu une approche de son Legendarium que l'on qualifierait aujourd'hui d'intermédiale : "Je comptais faire un récit complet de certains des principaux contes et seulement placer de nombreux autres dans la structure, sous forme d'ébauches. Les cycles seraient liés à un tout majestueux et dans le même temps laisseraient le champ libre à d'autres esprits et à d'autres mains, pratiquant le dessin, la musique et le théâtre. Absurde." (Lettre à son éditeur, Stanley Unwin, 10 septembre 1950.) Or Tolkien a beau qualifier d'"absurde" son projet, il s'est réalisé en tout point, y compris dans des formats auxquels il n'avait pas pensé, comme le cinéma, la série, le jeu de rôle, le jeu vidéo…
Quelques nuances.Belphégor a écrit : ↑25 janv. 2025, 09:47 Tolkien à un peu raison, car en ce sens l'auteur est démiurge au sein de son récit et donc en ce sens il est impossible pour lui "d'avoir tort", mais il est par définition impossible d'échapper à "l'allégorie" car tout récit est naturellement le reflet de la façon dont son auteur perçoit le monde, en ce sens la terre du milieu reste un monde où l’inspiration chrétienne est perceptible.
D'abord, il est tout à fait possible pour un auteur d'avoir tort dans son récit. Il peut commettre des erreurs – c'était d'ailleurs une des raisons des multiples réécritures pratiquées par Tolkien et des relectures faites par son fils Christopher. Ensuite, un auteur peut revenir sur ce qu'il a écrit et se donner tort a posteriori, pour des raisons idéologiques, religieuses ou esthétiques. L'histoire littéraire ne manque pas d'exemples de ces repentirs : Virgile avait demandé qu'on détruise l'Enéide après sa mort ; Kafka avait fait de même pour une grande partie de son œuvre, par exemple pour Le Château. Fort heureusement, leurs exécuteurs littéraires n'en ont rien fait. Plus près de nous, Catherine Dufour a raconté avoir détruit tout ce qu'elle avait écrit avant trente ans. Sans aller jusqu'à détruire leurs œuvres, certains auteurs les renient ou les désavouent. C'est le cas de Jean de La Fontaine, qui abjure ses contes et ses fables deux ans avant sa mort pour des raisons religieuses.
Ensuite, il convient d'opérer une distinction entre la subjectivité et l'allégorie. La subjectivité des œuvres d'art est inévitable, puisqu'elles portent de fait la marque de la personnalité de l'artiste. Pour autant, cela n'en fait pas systématiquement des allégories. Qu'elle soit figure de style ou genre artistique, l'allégorie relève d'une démarche délibérée. Si elle est fréquente en art, elle est loin d'être systématique. Pour faire simple, elle relève d'une conception utilitariste de la littérature : l'œuvre au service d'un message. Mais il existe d'autres conceptions de la littérature, comme l'art pour l'art, qui rejette justement l'œuvre à message au nom de la prééminence du beau.
Tolkien, quant à lui, ne s'inscrit pas dans ces deux perspectives. Sa formation et sa carrière universitaire lui donnent une approche herméneutique des textes, c'est-à-dire une approche analytique où l'interprétation est fondée sur un mélange d'examen méthodique et de spéculations créatives. Quand il produit une œuvre, il envisage donc probablement de laisser sa liberté herméneutique au public. Cette liberté n'est pas non plus la validation de tous les délires : elle repose sur la capacité critique autant que sur les facultés de l'imagination. L'applicabilité ne relève pas d'un relativisme sans frein, mais plutôt de la plasticité polysémique d'une œuvre. Le sens doit s'y trouver, pas seulement s'y trouver plaqué.
Sur le nazisme, Tolkien s'est peu exprimé mais il a été très clair : il a regretté de ne pouvoir donner un certificat de judéité à un éditeur allemand antisémite qui lui réclamait un certificat d'aryanité et il a évoqué la haine qu'il éprouvait pour "ce petit ignorantus d'Hitler". Soit dit en passant, s'il a rencontré des difficultés pour écrire le Seigneur des Anneaux, c'est parce qu'il consacrait une partie de ses nuits aux tours de garde de la défense civile à Oxford.Belphégor a écrit : ↑25 janv. 2025, 09:47 Je reste cependant sceptique face au concept "d'applicabilité" ou encore de "mort de l'auteur" car ses défenseurs sous entendent souvent que toutes les interprétations se valent, ce que je considère comme étant comme de la folie pure et simple. Que dirait Tolkien de ses fans néo-nazis alors qu'il me semble que certains de ses enfants étaient enrôlés contre les séides du moustachu ? Et maintenant que j'y pense Tolkien n'a t'il pas connu les bombardements de Londres par les démons de la Luftwaffe ?
Toutefois, Tolkien a également très clairement signifié que Le Seigneur des Anneaux n'était pas une allégorie de la Seconde Guerre mondiale – et que s'il avait été influencé par une guerre, ç'aurait plutôt été par la découverte de la guerre industrielle dans les tranchées de la Somme.