"Monde secondaire" & "monde astérisque"
Publié : 13 août 2023, 10:17
Relisant l'essai J.R.R. Tolkien Auteur du siècle de Tom Shippey (à la suite d'une discussion avec un hôte de ces lieux qui se reconnaîtra), je suis frappé par un concept que pose Tom Shippey, qui me semble très juste concernant le world building tolkienien, et dont je ne trouve trace nulle part ailleurs dans (ce que j'ai pu lire, qui n'est pas exhaustif, de) la critique tolkiendil et plus généralement la critique fantasy. Ce concept, c'est celui du "monde astérisque".
En règle générale, la critique actuelle de la fantasy la définit selon un concept posé par Tolkien lui-même dans Du Conte de fées : l'univers fantasy est un "monde secondaire" issu de la "sous-création" de l'artiste. La profusion d'univers fictifs en fantasy semble donner raison à cette définition, bien qu'à la vérité cela reste discutable puisque la fantasy historique produit aussi des univers de fiction qui ne sont secondaires que par divergence avec notre histoire et les lois scientifiques. Même la Terre du Milieu, dans un sens, ne cadre pas tout à fait avec l'idée que l'on pourrait se faire du concept de "monde secondaire" puisque Tolkien a dit et répété qu'il ne s'agissait pas d'un autre monde, mais de notre monde dans un lointain passé.
C'est en raison de ce problème que je trouve l'idée de "monde astérisque" particulièrement pertinente.Tom Shippey, philologue et universitaire comme Tolkien, ayant occupé les mêmes chaires que Tolkien à Leeds et Oxford, a analysé le mode de pensée du professeur. Il observe que celui-ci a souvent réfléchi sur des mots qui ne sont pas attestés dans les textes anciens, mais qui sont reconstitués grâce aux lois de la linguistique et de la phonétique. Ces mots "fantômes" et spéculatifs sont alors signalés par un astérisque initial. Parmi d'autres exemples, il donne l'exemple du mot "*éored", qui n'est pas une invention de Tolkien mais ne reconstitution faite par des linguistes. Le mot "worod", qui semble avoir signifié escadron en vieil anglais, était manifestement une faute de copiste médiéval car il ne s'intégrait pas dans le système allitératif du vers où il apparaissait. Pour restaurer l'allitération, il fallait écrire "*éored", un "mot astérisque" puisqu'il est reconstitué et probable, mais pas vérifié dans des sources anciennes. Or Tom Shippey observe que l'œuvre de Tolkien est emplie de ces mots astérisques (ou d'hapax, mots attestés une seule fois dans les sources) : des termes auxquels il était confronté dans le cadre de ses cours et de ses recherches, et qui ont fini par irriguer son œuvre romanesque : des mots comme Emnet, ent, éored, orc, wose, wraith… Les spéculations du professeur de philologie ont donc fini par nourrir son univers de fiction. D'ailleurs, quand il revenait sur ses brouillons, Tolkien réfléchissait non en créateur qui révise la diégèse, mais en linguiste et en historien qui essaie de résoudre des problèmes dus à des sources divergentes. (Les différentes versions de la découverte de l'Anneau par Bilbo, intégrées comme des versions historiques au récit et non comme les variantes dues aux révisions provoquées dans Le Hobbit par la composition du Seigneur des Anneaux, sont révélatrices de cette façon de travailler.) Cette circulation entre un lexique perdu mais quasiment historique et la terre du Milieu présentée comme une vision spéculative de notre passé amène Shippey à noter que Tolkien a composé son univers comme il recomposait des mots disparus : il a créé un "monde astérisque".
Je trouve l'idée brillante. Elle éclaire également une certaine branche de la fantasy contemporaine.
En règle générale, la critique actuelle de la fantasy la définit selon un concept posé par Tolkien lui-même dans Du Conte de fées : l'univers fantasy est un "monde secondaire" issu de la "sous-création" de l'artiste. La profusion d'univers fictifs en fantasy semble donner raison à cette définition, bien qu'à la vérité cela reste discutable puisque la fantasy historique produit aussi des univers de fiction qui ne sont secondaires que par divergence avec notre histoire et les lois scientifiques. Même la Terre du Milieu, dans un sens, ne cadre pas tout à fait avec l'idée que l'on pourrait se faire du concept de "monde secondaire" puisque Tolkien a dit et répété qu'il ne s'agissait pas d'un autre monde, mais de notre monde dans un lointain passé.
C'est en raison de ce problème que je trouve l'idée de "monde astérisque" particulièrement pertinente.Tom Shippey, philologue et universitaire comme Tolkien, ayant occupé les mêmes chaires que Tolkien à Leeds et Oxford, a analysé le mode de pensée du professeur. Il observe que celui-ci a souvent réfléchi sur des mots qui ne sont pas attestés dans les textes anciens, mais qui sont reconstitués grâce aux lois de la linguistique et de la phonétique. Ces mots "fantômes" et spéculatifs sont alors signalés par un astérisque initial. Parmi d'autres exemples, il donne l'exemple du mot "*éored", qui n'est pas une invention de Tolkien mais ne reconstitution faite par des linguistes. Le mot "worod", qui semble avoir signifié escadron en vieil anglais, était manifestement une faute de copiste médiéval car il ne s'intégrait pas dans le système allitératif du vers où il apparaissait. Pour restaurer l'allitération, il fallait écrire "*éored", un "mot astérisque" puisqu'il est reconstitué et probable, mais pas vérifié dans des sources anciennes. Or Tom Shippey observe que l'œuvre de Tolkien est emplie de ces mots astérisques (ou d'hapax, mots attestés une seule fois dans les sources) : des termes auxquels il était confronté dans le cadre de ses cours et de ses recherches, et qui ont fini par irriguer son œuvre romanesque : des mots comme Emnet, ent, éored, orc, wose, wraith… Les spéculations du professeur de philologie ont donc fini par nourrir son univers de fiction. D'ailleurs, quand il revenait sur ses brouillons, Tolkien réfléchissait non en créateur qui révise la diégèse, mais en linguiste et en historien qui essaie de résoudre des problèmes dus à des sources divergentes. (Les différentes versions de la découverte de l'Anneau par Bilbo, intégrées comme des versions historiques au récit et non comme les variantes dues aux révisions provoquées dans Le Hobbit par la composition du Seigneur des Anneaux, sont révélatrices de cette façon de travailler.) Cette circulation entre un lexique perdu mais quasiment historique et la terre du Milieu présentée comme une vision spéculative de notre passé amène Shippey à noter que Tolkien a composé son univers comme il recomposait des mots disparus : il a créé un "monde astérisque".
Je trouve l'idée brillante. Elle éclaire également une certaine branche de la fantasy contemporaine.