Oui, le journaliste est parfois ironique, mais cela relève plus de la taquinerie que du sarcasme. L'orientation de sa série est nettement pro-jdr, en particulier dans les articles III et IV quand il montre comment l'activisme anti-jeu a été fabriqué.
Je trouve l'article IV particulièrement intéressant :
En Croisade contre Donjons & Dragons. Revenant sur la campagne anti-Donjon, d'abord américaine dans les années 1980, puis anti-jdr en France dans les années 1990, il cite un chercheur, Joseph Laycock, dont je trouve l'analyse particulièrement éclairante.
Je vous cite quelques extraits de l'article à ce sujet :
Joseph Laycock, spécialiste de l’histoire des religions à la Texas State University, a été joueur dans sa jeunesse. Il a vécu de plein fouet ce qu’on a qualifié de « panique morale », selon un concept forgé par le sociologue Stanley Cohen, qui s’applique quand une pratique culturelle d’une nouvelle génération effraie ses devancières. Devenu universitaire à l’orée des années 2000, frappé par la rapide amnésie du pays au sujet des délires conspirationnistes de Mme Pulling [fondatrice de Bothered About Dungeons & Dragons], Joseph Laycock revisite dans son ouvrage Dangerous Games (University of California Press, 2008, non traduit), les thèses de Johan Huizinga, Roger Caillois ou encore Mircea Eliade, en rappelant la parenté entre jeu et religion. La seule certitude de tout individu étant sa disparition programmée, tout un chacun, insiste Laycock, a besoin de fiction, qu’elle soit religieuse ou ludique, pour donner du sens à sa vie.
[…]
Aussi délirantes que soient les contre-vérités assénées par les fondamentalistes chrétiens, il n’y a rien de surprenant, constate Joseph Laycock, à ce que des croyants littéralistes rejettent D&D, puisqu’ils rejettent toute fiction. Le réel étant l’œuvre de Dieu, imaginer d’autres mondes est impie. Ironie de l’histoire, les deux créateurs du jeu sont croyants.
Du coup, je serais très curieux de lire l'essai de Laycock. Le concept de "panique morale" de Stanley Cohen s'applique très bien au dénigrement (générationnel, et qui fut transitoire) du jeu de rôle. L'observation de Laycok sur la parenté entre jeu, fiction et religion rejoint complètement l'opinion que je me suis forgée sur la circulation entre ces aires de la psyché.
Il va de soi que les joueurs (en tout cas ceux que j'ai fréquentés) appartiennent à un large éventail d'opinions et de croyances. Des athées, des agnostiques, des gens sans opinion, des croyants sans pratique, des croyants pratiquants, et même des croyants avec un solide bagage théologique. (N'est-ce pas Cuchulain ; je pense aussi à un copain catholique qui avait fait une maîtrise sur la
Somme Théologique de saint Thomas d'Aquin, et qui jouait avec plaisir des personnages modérés à
Te Deum pour un massacre.) J'observe en revanche que les croyants méfiants ou hostiles au jeu de rôle que j'ai pu croiser étaient effectivement "littéralistes", pour reprendre l'euphémisme de l'article, sinon fondamentalistes.
J'ai aussi un cas assez singulier à l'esprit. Celui d'une connaissance un peu lointaine, un prêtre oratorien ayant une formation en philosophie et théologie, qui est aussi un tolkiendil pur jus et un auteur de SF. Ce prêtre a été aumônier dans mon lycée et s'appuyait sur
Le Seigneur des Anneaux dans sa démarche pastorale ; personnellement, cela me faisait un peu grincer les dents, mais je ne pouvais pas considérer qu'il s'agissait d'une récupération trahissant le message de l'œuvre, Tolkien ayant été un auteur au catholicisme revendiqué. En revanche, ce prêtre a toujours refusé de faire une partie de jdr : non qu'il condamnait le jeu, loin de là, mais parce qu'il affirmait que s'il se lançait dans ce loisir, il serait si séduit qu'il s'y absorberait complètement. Ce qui est un autre indice, à mon sens, de la "parenté entre jeu et religion", exprimée non par un intolérant mais par un religieux conscient de la concurrence entre fiction et foi dans son psychisme.